Ehess : 4 étudiants au poste d’observation

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Présentation des étudiantsAnalyse du Falstaff d’Orson WellesPrésentation des personnages de Bardolfo et Pistola – Le baiser lyrique dans FalstaffUn équilibre subtil entre la pression du réel et la force du rêve


Dans le cadre de l’atelier d’interprétation dramatique de Falstaff à Royaumont, quatre étudiants de l’E.H.E.S.S. (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) associent leurs compétences en recherche au parcours de création. Il s’agit pour eux de nourrir leur recherche par l’observation des acteurs de la production musicale et dramatique à l’œuvre. Il s’agit aussi de mettre leur travail d’analyse et d’interprétation au service des chanteurs, du metteur en scène et de ses assistants pour nourrir l’interprétation dramaturgique de l’œuvre. Dans cette optique, ils rédigent régulièrement des présentations sur des points précis du livret (personnages, thèmes, processus d’écriture), réalisent un journal de bord des répétitions ainsi que des entretiens avec l’équipe artistique.

Chiara Girlando est étudiante en Sciences et techniques du théâtre à l’université IUAV de Venise, au sein d’un programme alliant recherche, théorie et création. Son champ de recherche se constitue autour de la voix de l’acteur et du chanteur, dans son rapport à l’espace scénique et au texte dramatique.

Clarence Boulay est doctorante au Centre de Recherche sur les Arts et le Langage à l’EHESS. Elle travaille sur la notion d’incomplétude dans le processus de création scénographique. Elle est, par ailleurs, scénographe et muséographe pour l’agence Scènevolution à Paris.

Marius Muller est étudiant en Arts et langages à l’EHESS. Titulaire d’un master en Arts de la scène à l’ENS de Lyon, il étudie l’opéra comme forme matricielle de la création littéraire (chez Rousseau par exemple) ou cinématographique (dans l’œuvre de Visconti).

Mathieu Philibert est étudiant dans le master franco-allemand d’anthropologie entre l’EHESS et l’Université Goethe de Francfort après avoir obtenu une licence en sociologie. Pour son mémoire il s’intéresse à la voix humaine comme construit social et culturel.


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Le Falstaff d’Orson Welles

À partir de la matière léguée par Shakespeare dans Henry IV (1597) et Les Joyeuses Commères de Windsor (1602), Giuseppe Verdi (1813-1901) et Orson Welles (1915-1985) ont tous les deux réalisé une opération semblable, à soixante-dix ans de distance : regrouper les apparitions éparpillées du personnage de Falstaff en une œuvre unique. En 1893, Boïto et Verdi ont mis en scène l’intrigue comique des Joyeuses Commères de Windsor en la nourrissant de répliques provenant d’Henry IV. Au contraire Orson Welles a réalisé en 1966 une adaptation de l’histoire politique d’Henry IV, farcie de passages de Richard II, d’Henry V, des Joyeuses commères de Shakespeare ainsi que des Chroniques de la vieille Angleterre d’Hollingshead. Dans ce montage-collage-assemblage shakespearien, Welles a mis en scène le visage tragique et historique de Falstaff : commentateur ironique des mœurs de son temps, chevalier fin de race rattrapé par la couardise, mentor paradoxal du prince héritier, personnage trahi mourant de chagrin. Welles transforme ainsi Henry IV en un monodrame centré autour de la figure de Falstaff, et incite le spectateur à suivre l’action à travers les émotions de ce personnage insolite.

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L’intrigue de ce film peut être résumée en quelques mots. Après avoir usurpé le trône de son cousin Richard II, le roi Henry IV a les plus grandes difficultés à maintenir l’unité des seigneurs de son royaume ; soucieux de fonder sa propre dynastie, le roi voit d’un mauvais œil la conduite de son fils et héritier Harry. Peu intéressé par les affaires du royaume, ce dernier passe son temps à boire, s’amuser, et voler des marchands sur les routes en compagnie de sir John Falstaff. Mais quand Hotspur (« tête chaude ») Percy prend la tête d’une rébellion, Harry décide de mettre de côté sa vie dissolue pour gagner la confiance de son père. Forcé de participer à la bataille, Falstaff s’illustre par sa couardise inouïe et sa vantardise exemplaire. Harry tue Percy dans un combat singulier, mais doit encore sacrifier son amitié avec Falstaff pour devenir digne du trône.

Falstaff est une œuvre à part dans la filmographie d’Orson Welles. C’est non seulement le film dont il se disait le plus fier, mais en gardant un contrôle total sur son œuvre, depuis l’écriture du scénario jusqu’aux dernières retouches de montage, on peut y voir l’interprétation personnelle d’Orson Welles sur le mythe de Falstaff. Une interprétation tout d’abord incarnée dans les traits et le corps de Welles, qui a vieilli ses traits et exagéré son embonpoint car « Tout ce qui comptera dans ce film devra se lire sur les visages, disait- il. (…) Plus on se rapproche du visage, plus il gagne en universalité. » Welles a renouvelé également l’interprétation de Falstaff, traditionnellement représenté comme un rustre, un menteur, un ivrogne, un clown… Welles nourrit tous ces traits de caractère, en distinguant en Falstaff un certain nombre de qualités humaines : son indulgence, sa générosité, son intelligence…

C’est enfin une interprétation qui prend en compte la dimension politique du personnage dans l’œuvre de Shakespeare. Ce concentré grotesque de mensonge et de philosophie constitue le contrepoint carnavalesque du roi politicien que représente Henry IV, prince machiavélien et machiavélique toujours projeté dans l’action à venir, toujours attentif à anticiper les actions de ses adversaires pour sauvegarder le pouvoir qu’il a acquis et consolidé de ses propres mains. Falstaff lui-même constitue une menace pour Henry IV, par le péril que son éducation déréglée du prince Harry font peser sur l’avenir de la couronne. Le terme « enormity » qu’emploie Shakespeare pour qualifier Falstaff est un double sens désignant à la fois l’énormité physique du personnage, mais aussi son côté « hors norme », le dérèglement et la menace à l’ordre politique que représente ce rejeton de la chevalerie à l’époque de la naissance de l’État moderne.

Ainsi Falstaff tout entier représente pour Welles la fin d’un monde, que le metteur en scène nous donne à voir dans son film et l’acteur dans son interprétation.

Falstaff est la figure la plus insolite de toute la fiction en ce qu’il est un homme absolument bon (…). Falstaff représente la joyeuse Angleterre. Je pense que Shakespeare était vraiment préoccupé, autant que je le suis à ma petite échelle, par la perte de l’Innocence. Il y a toujours eu en Angleterre selon moi, une Angleterre plus ancienne, plus douce et plus pure, où la nature sentait meilleur, celle des matins de mai et des veillées estivales, quand même la méchanceté était innocente. Un printemps éternel dont Falstaff était le porte-parole. Vous sentez la Nostalgie de ce temps (…) dans toute l’œuvre de Shakespeare, et je pense qu’il rejetait profondément la modernité, comme je m’oppose à la mienne. Shakespeare était l’archétype des auteurs Anglais, précisément parce qu’il était préoccupé par la disparition de Camelot, de la grande légende médiévale. Et Falstaff représente cette innocence. Il est une sorte de réfugié de ce monde, et il doit vivre de son esprit, il doit être drôle, car il ne trouve pas d’endroit où dormir s’il ne parvient pas à extirper un rire de la bouche de son protecteur. C’est donc un monde dur que la modernité dans laquelle vit Falstaff, et qui explose de la manière la plus violente qui soit dans la terrible scène de bataille, qui représente la fin de l’idéal chevaleresque et préfigure le monde tel qu’il deviendra à partir de ce moment-là. On doit voir cela à travers ses yeux qui ne peuvent qu’être bleus, il faut voir un regard qui jaillit d’un âge qui n’a jamais existé mais que l’on retrouve au cœur de toute la poésie anglaise.

Marius Muller 


BARDOLFO ET PISTOLA

Bardolfo (Bardolphe) et Pistola (Pistolet) sont les acolytes, les comparses, les compagnons et serviteurs de sir John Falstaff. C’est un duo déjà présent chez Shakespeare, qui assume la fonction de faire-valoir pour Falstaff, aussi bien que de double comique : on se moque de leur poltronnerie, de leur stupidité, autant que des tours qu’ils jouent à leur maître.

Bardolphe et Pistola sont toujours présents ensemble sur scène, s’expriment souvent en même temps, Falstaff les mentionnent l’un avec l’autre, mais on gagnerait aussi à essayer de les distinguer. Bien que Bardolphe possède plus de répliques que Pistola, c’est la silhouette dégingandée de ce dernier qui ressort le plus. D’abord parce qu’il s’agit de la seule basse de cet opéra, ensuite parce que c’est un personnage directement hérité de Shakespeare, aux contours bien dessinés, alors que Bardolfo est un assemblage par Boïto du Bardolph d’Henry IV et du Nym des Joyeuses commères de Windsor.

  

Croquis des costumes de Bardolfo et Pistola dans la mise en scène originale de 1893. Sources : Archivio Ricordi.

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Bardolfo et Pistola sont d’abord deux acolytes : ils sont aussi bien les serviteurs de Falstaff, qui leur demande de porter ses lettres (Acte I, tableau 1) et auprès duquel ils introduisent ses visiteurs (Acte II, tableau 1), que les complices de ses mauvais coups. Cette double fonction fait progresser l’action parce qu’elle installe un rapport ambigu entre eux et leur maître : soumis à Flastaff, Bardolfo et Pistola lui servent de faire-valoir autant que de contradicteur, puisqu’ils lui désobéissent (I,1) et révèlent même ses plans à Ford (I,2). En fustigeant « l’honneur » dont Bardolfo et Pistola se réclament pour refuser de porter les missives galantes de leur maître à leurs destinatrices (I,1 « L’Onore ? Ladri ! »), Falstaff souligne l’aspect burlesque des deux personnages. Le contraste entre leur figure triviale et les propos élevés qu’ils peuvent tenir constitue en effet leur principal ressort comique, comme lorsque Bardolfo emploie la périphrase ampoulée de « la couronne ornant la crinière hérissée d’Actéon », doublée d’une référence aux Métamophoses d’Ovide, pour désigner les cornes que craint tant Ford (« La corona che adorna d’Atteon l’irte chiome su voi già spunta » I,2). Cet aspect carnavalesque inscrit Bardolphe et Pistolet dans la catégorie esthétique du grotesque bouffon chère à Victor Hugo, et dont la part est décisive autant sur l’œuvre de Verdi que dans sa lecture de Shakespeare.

Pistola et Bardolfo se rattachent à différents types traditionnels du théâtre occidental, à commencer par celui du Soldat fanfaron, faux brave et courageux seulement en paroles, se vantant à tout propos d’exploits guerriers imaginaires. Peut-être sont-ils les rebuts des mercenaires que l’on voit Falstaff recruter dans le Henry IV de Shakespeare (Acte III, scène 2) : « Pistolet » se vante de porter une épée au côté (« Porto una spada al fianco, non sono un messer Pandarus » I,1) quand Bardolfo se décrit auprès de Ford comme un « uom d’arme » (homme d’arme ; I,2), bien qu’il ressemble plus à un brigand qu’à un soldat.
Les acolytes se rapprochent aussi du serviteur malicieux et fourbe de la comédie latine et de l’Arlequin de la commedia dell’arte, courant afin de servir et de tromper ses maîtres. Ils volent Caius (I,1) piègent Falstaff (I,2 ; II,2 ; II,3), l’insultent et le frappent à visage couvert tel le Scapin de Molière donnant des coups de bâton à Géronte à travers un sac (Les Fourberies de Scapin, acte III, scène 2). Leur cuistrerie les rapproche également du Sganarelle de Dom juan qui raisonne mal à propos avec son maître (Dom Juan, Acte III, scène 1). Enfin, Bardolfo et Pistola s’inscrivent dans le sillage des rustres, ou en anglais « Clowns » du théâtre de Shakespeare, et dont le couple de fossoyeur de Hamlet est un des exemples les plus célèbres. Ce sont des hommes du peuple, que leur simplicité rend ridicules, mais leur fait aussi prononcer des jugements moraux lapidaires et universels.

Les deux acolytes se distinguent enfin par leur physique caractéristique et leur ivrognerie. Dans la plupart des mises en scène, Pistola est élancé, bien qu’on ne trouve pas trace de ce trait dans le texte de Boito, contrairement au penchant pour la boisson qu’il trahit en assurant « à présent je me repens et deviens sobre pour des raisons de santé » (« Or mi pento e mi morigeno per ragioni di salute », I,2). L’amour du vin déteint même sur le physique d’ivrogne de Bardolfo. Son nez est si gros et rouge qu’il le compare à une météore (« essa si corca rossa così ogni notte » I,1), et sert de lanterne aux pérégrinations nocturnes de Falstaff : 

So che se andiam, la notte, di taverna in taverna,
Quel tuo naso ardentissimo mi serve da lanterna !
Ma quel risparmio d’olio tu lo consumi in vino.
Sono trent’anni che abbevero quel fungo porporino ! (I,1)

Si de nuit nous allons de taverne en taverne
Ton nez ardent que voilà me sert de lanterne !
Mais l’huile épargnée, tu la consommes en vin.
Voilà trente ans que j’abreuve ce champignon purpurin. (I,1)

Chez Shakespeare, ce n’est pas une caractéristique seulement du nez de Bardolph, mais de tout son visage, rouge comme la braise :

FALSTAFF. – Corrige ta figure, et je corrigerai ma vie ; tu es notre vaisseau amiral, tu portes la lanterne en poupe je veux dire sur ton nez : tu es le chevalier de la lampe embrasée. (…) Quand tu as couru en haut de Gad’s Hill dans la nuit pour attraper mon cheval, si je ne t’ai pas pris pour un feu follet ou une boule de feu grégeois , l’argent ne vaut rien. Oh ! Tu es une perpétuelle retraite au flambeau, un éternel feu de joie ! À marcher avec toi, la nuit, de taverne en taverne, j’ai économisé mille marcs de flambeaux et de torches : mais le vin d’Espagne que tu m’as bu m’aurait acheté des cierges chez le chandelier le plus cher d’Europe. Tu es une salamandre dont j’ai continuellement entretenu le feu depuis trente-deux ans, que Dieu m’en récompense ! (L’Histoire d’Henry IV : III, 3 ; Traduction J.-M. Déprats, Gallimard)

Alors que le goût du vin chez Falstaff est lié à un éveil physique et mental (III,1), il est signe de décrépitude chez ses deux comparses, qu’il traite de « cloaques d’ignominie » en les chassant de l’auberge de la Jarretière (I,1), quand leurs « ricanements fétides » suppose une haleine fortement corrompue par le mauvais vin. Ce n’est en effet pas la même liqueur que semblent boire Falstaff et Bardolfo : encore sous le coup de sa beuverie de la veille, ce dernier s’écrit : « Malanno agli osti che dan la calce al vino » (I, 1). Boito met ainsi dans sa bouche une réplique du Falstaff d’Henry IV qui se plaignait du procédé utilisé par les aubergistes de mettre de la chaux dans leur vin médiocre pour en enlever l’acidité.

Les ricanements fétides de Bardolfo et Pistola sont aussi signes d’insolence, d’irrévérence, d’impertinence. Bardolfo n’intervient en effet pas tout de suite dans la première scène : il est interpelé par le docteur Caius, dont il se paye la tête, en lui demandant le pouls, en lui faisant observer son nez, et finit par le contredire en le traitant d’insensé. (« Costui beve (…) perde i suoi cinque sensi, poi ti narra una favola” I,1). Et comme il a déjà été évoqué plus haut, la mascarade est pour les comparses l’occasion d’atteindre des sommets d’insolence, Bardolphe ressuscitant la figure du maître du jeu du théâtre en rond médiéval, présent sur la scène et dirigeant les bourgeois de la ville dans cette représentation socialement et religieusement réglée. « Que l’on commence l’exorcisme ! » (« Che si faccia la scongiuro » III,2) s’exclame-t-il avant d’ordonner : “Punzecchiatelo ! Orticheggiatelo ! Martirizzatelo ! » (III,2).

Cette insolence est donc inséparable d’une certaine lâcheté. Et peut-être Bardolfo est-il encore plus lâche que Pistola, car c’est après le refus de ce dernier de transmettre les lettres que lui remet Falstaff que Pistola tient tête à son patron (« In questo intrigo non posso accondiscendervi, lo vieta l’onore » I,1). C’est un pleutre qui ne prend pas d’initiative, mais suit le mouvement du groupe. Sa poltronnerie est encore augmentée du fait de sa véhémence à l’égard de son maître, quand les rôles sont inversés. Ainsi en va-t-il lors de la chasse à l’homme du deuxième acte, où Bardolphe traite son maître de « sale chien misérable » (« sozzo can vituperato » II,2), et dans la mascarade finale où il est le premier à frapper Falstaff, tant et si bien qu’il se fait démasquer.

Bardolfo et Pistola sont donc deux personnages fonctionnels, mais riches de se rattacher à un certain nombre de types théâtraux bien définis, à une esthétique du grotesque puisée dans Shakespeare et Hugo, et nourris par des traits de caractères précis et jubilatoires comme l’insolence, la bêtise et la mauvaise foi. En dehors de cette richesse inouïe, les comparses dessinent aussi, dans cet opéra où ni la bourgeoisie ni la chevalerie ne bénéficient d’un regard moral bienveillant, l’image caricaturale du bas-peuple, fainéant et rebelle. Peut-être le spectateur reconnaît en eux un croquis de sa propre bassesse, et s’exorcise en riant d’eux, d’une part inacceptable de sa personnalité.

Marius Muller


BOCCA BACIATA : Le baiser lyrique dans Falstaff de Verdi

Les deux jeunes amants, Nanetta et Fenton, semblent provenir d’un territoire étranger au reste de la pièce. Boito et Verdi amplifient l’intrigue amoureuse des Merry Wives of Windsor, et peignent les innamorati ingénus avec une palette différente de celle des autres personnages, en les distinguant jusqu’à leur réserver un langage dramatique et musical à part. Ainsi, Boito écrit dans une lettre à Verdi, datée du 12 juillet 1889: « Les deux jeunes amants, Nanetta et Fenton, semblent provenir d’un territoire étranger au reste de la pièce« . Boito et Verdi amplifient l’intrigue amoureuse des Merry Wives of Windsor, et peignent les innamorati ingénus avec une palette différente de celle des autres personnages, en les distinguant jusqu’à leur réserver un langage dramatique et musical à part. Ainsi, Boito écrit dans une lettre à Verdi, datée du 12 juillet 1889: “…Quel loro amore mi piace, serve a far più fresco e più solida tutta la commedia. Quell’amore le deve vivificar tutta e tanto e sempre per modo che vorrei quasi quasi eliminare il duetto dei due innamorati-In ogni scena d’insieme quell’amore è presente a modo suo. […] È quindi inutile di farli cantare insieme da soli in un vero duetto. La loro parte, anche senza il duetto, sarà efficacissima; sarà anzi più efficace senza. Non so spiegarmi; vorrei come si cosparge di zucchero una torta cospargere con quel gajo amore tutta la comedia senza radunarlo in un punto…”“…Leur amour me plait, il sert à rendre plus fraiche et solide toute la comédie. Cet amour doit la relever du début à la fin, tant que je voudrais presque couper le duo des deux amants. Dans chaque scène, cet amour est présent à sa façon. […] Il est donc inutile de les faire chanter ensemble, seuls, dans un véritable duo. Leur partie, même sans duo, sera très efficace ; au contraire elle sera encore plus efficace. Je ne sais pas comment m’expliquer, je voudrais, comme du sucre sur une tarte, parsemer de leur gai amour toute la comédie, sans le réunir dans un seul point…”.

L’indication dramaturgique est assez spécifique ; la présence quasi constante sur scène du dialogue amoureux, toujours interrompu brutalement par les autres personnages, nous montre et rappelle le contraste entre libertinage et pureté, le vieillard usé par la vie, Falstaff, qui se heurte à l’énergie vitale des jeunes premiers. Dans les ensembles, caractérisés par la simultanéité des discours, où les mots deviennent des images sonores collectives, la voix des amants est toujours présente et s’élève à plusieurs reprises au-dessus du chœur.  Le vocabulaire lyrique et musical partagé par les jeunes premiers fait référence au monde chevaleresque et à la Renaissance italienne. Les deux protagonistes représentent donc des valeurs et des idéaux esthétiques désormais disparus, dans une fin de siècle traversée d’inquiétudes, en expriment une sorte de « nostalgie culturelle ».Le topos de l’amour guerrier caractéristique du deuxième duo renvoie par exemple à une riche tradition littéraire, multipliant les images contrastées dans des expressions telles que « l’amore è un agile/torneo » ou « il labbro è l’arco/e il bacio è il dardo ». Nanetta et Fenton, Hohenstein, 1893

Nanetta et Fenton, Hohenstein, 1893

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Ainsi, Boito évoque l’atmosphère de la pièce, dans une lettre à son ami Camille Bellaigue, pour l’inviter à la première : « …l’éclatante farce de Shakespeare est reconduite par le miracle de sons à sa claire source toscane de Ser Giovanni Fiorentino. Venez, venez, cher ami venez entendre ce chef-d’œuvre ! venez vivre deux heures dans les jardins du Décaméron et respirer des fleurs qui sont des notes et des brises qui sont des timbres ». Le baiser est une image récurrente dans le chant et les gestes des deux adolescents. En effet, Fenton demande en premier lieu à Nanetta de lui donner deux baisers. Tout au long de l’œuvre, ils chercheront ce tendre échange comme les tourtereaux. Même quand ils sont interrompus, ils coupent le temps de l’action en ouvrant une percée lyrique, qui revient trois fois pendant l’œuvre : « Bocca baciata non perde ventura. Anzi rinnova come fa la luna ». Ce refrain est une citation de la conclusion d’une nouvelle du Decameron de Boccaccio: «…Et essa, che con otto uomini forse diecemila volte giaciuta era, allato a lui si coricò per pulcella e ecegliele credere che così fosse.; e reina con lui, poi più tempo lietamente visse. E perciò si disse:Bocca basciata non perde ventura, anzi rinnova come fa la Luna »« …Celle-ci, qui avait déjà fait l’amour avec huit hommes peut être dix-mille fois, se coucha auprès de celui-là et fit semblant d’être pucelle, et elle vécut heureuse en étant sa reine. Et c’est pour cela que l’on dit : bouche embrassée ne perd point son attrait, comme la lune chaque soir renait ».

La femme conserve donc intacte sa pureté même avec l’expérience, la vertu ne se perd pas mais se renouvelle. Etrange promesse que s’échangent les deux amants, qui ne nous ne semblent plus si innocents. En revanche, les deux hendécasyllabes, isolés de leur contexte original du Decameron, ressemblent plutôt à une formule conjurant le « petit péché » du baiser (et de l’amour hors du mariage) et qui invite au contraire à leur réitération.Le dialogue amoureux qui traverse tout l’opéra trouve sa conclusion, son sommet lyrique et musical, dans le solo de Fenton lors du troisième acte. Le défi lancé par le librettiste Boito à Verdi, de mettre en musique un sonnet, est heureusement accepté par le musicien vieillissant. Le sonnet est une forme lyrique qui nous reconduit encore une fois à la tradition littéraire italienne et à la source première de Falstaff, Shakespeare. La structure en deux quatrains et deux tercets hendécasyllabiques rimés, ainsi utilisée dans un opéra, représente presque un hapax dans tout l’art lyrique.La pensée de Fenton dans le solo est centrée, une fois encore, sur le baiser :“Dal labbro il canto estasiato vola / Pe’ silenzi notturni e va lontano / E alfin ritrova un altro labbro umano / Che gli risponde co’ la sua parola. / Allor la nota che non è più sola / Vibra di gioia in un accordo arcano / E innamorando l’aer antelucano / Con altra voce al suo fonte rivola. / Quivi ripiglia suon, ma la sua cura / Tende sempre ad unir chi lo disuna. / Così baciai la disiata bocca! / Bocca baciata non perde ventura. / Anzi rinnova come fa la luna. / Ma il canto muor nel bacio che lo tocca.” « De ma lèvre, mon chant extasié s’envole. / A travers les silences nocturnes et s’en va au loin / Il rencontre enfin une autre lèvre humaine / Qui lui répond avec sa parole propre. / Alors la note, qui n’est plus seule, / Vibre de joie en une harmonie secrète / Et, énamourant l’air qui précède le jour, / Avec une autre voix s’envole à nouveau vers sa source./ Là le chant renaît, mais son soin / Tend toujours à unir qui le désunit. / Ainsi ai-je baisé la bouche tant désirée! / Bouche baisée heur point ne perd. / Même rendue nouvelle, à l’instar de la lune. / Mais le chant meurt dans le baiser qui le touche. »

Le baiser devient ici l’image d’un chant extasié, qui s’unit, à travers l’air nocturne, dans une harmonie érotique avec l’autre voix. La similitude recherchée semble faire référence au chant en écho des oiseaux nocturnes dans la forêt. Dans le dernier tercet, on entend encore une fois le refrain de Boccace, qui trouve dans le dernier vers sa conclusion, « Ma il canto muore nel bacio che lo tocca ». Le final à deux voix possède une nuance mélancolique : la mort du chant, du désir-plaisir né de la recherche de l’autre, après les retrouvailles de l’être aimé. L’image sonore du baiser représente donc une recherche importante dans l’œuvre, poursuivie aussi bien par le librettiste que par le musicien, comme l’indique au milieu du deuxième acte « il suon di un bacio », « le bruit d’un baiser » signalé par Verdi au cœur d’une pause musicale.

Chiara Girlando


L’opéra de Falstaff : un équilibre subtil entre la pression du réel et la force du rêve

Arrigo Boïto, l’auteur du livret de l’opéra de Falstaff, a rythmé son texte en y introduisant des ruptures qui contribuent, selon nous, à donner une certaine épaisseur et une profondeur à l’opéra. Ces moments de basculement décrivent une percée des personnages vers l’illusion brusquement interrompue par un retour au réel. Nous avons choisi trois exemples pour illustrer cet entrelacement du réel et de l’imaginaire.

La première rupture a lieu pendant le tableau II de l’acte I. Les quatre joyeuses commères, après s’être saluées, échangent et lisent les deux lettres que Falstaff leurs à adressées.
La lecture d’Alice, qui lit la lettre adressée à Meg, s’achève dans un éclat de rire collectif mettant, ainsi, un terme à l’envolée lyrique d’Alice et amène le spectateur à changer de référent pour s’attarder sur la discussion entre les femmes.
ALICE.
 » Facciamo il paio in un amor ridente « 
 » di donna bella e d’uom... « 

 » Ma il viso tuo su me risplenterà
Come una stella sull’immensità. « 

TUTTE
 » Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! « 

Arrigo Boito

 Lire la suite de l’analyse de Clarence Boulay

Une seconde percée est présente à l’Acte II, tableau I. Ford y fait un vibrant éloge de la jalousie dans lequel il s’emporte en traitant Falstaff de noms d’oiseaux. Ce monologue dans lequel Ford s’emporte, est soudain contrecarré par l’arrivée de Falstaff, qui surgit, tout pimpant, pour sa prochaine aventure galante, mettant fin à l’envolée de Ford.

FORD.
( … )
« Ma non mi sfuggirai ! no ! sozzo, reo,
Dannato epicureo !
Prima li accoppio
E poi li colgo. Io scoppio !
Vendichero l’affronto !
Laudata sempre sia
Nel fondo del mio cor la gelosia

FALSTAFF.
« Eccomi qua. Son pronto.
M’accompagnate un tratto ?

Un troisième mouvement, mettant en exergue une certaine célébration du rêve et de l’illusion subitement mis à mal par un retour au réel, est présent dans le deuxième tableau de l’acte III. Les dernières phrases de Fenton et Nannetta sont interrompues sans ménagement par Alice qui nous ramène aux nécessités de l’intrigue en mettant un terme au dialogue des deux amoureux.

FENTON.
( … )
Bocca baciata non perde ventura.

NANNETTA.
Anzi rinnova come fa la luna.

FENTON.
Ma il canto muor nel bacio che lo tocca.

ALICE.
Nossignore ! Tu indossa questa cappa.

Ces trois exemples nous permettent de mettre en exergue un certain nombre de procédés qui décrivent un même mouvement initié par une échappée vers l’illusion rapidement interrompue par la pesanteur du quotidien. Ce procédé contribue, selon nous, à donner une certaine vitalité à l’oeuvre qui peut aussi être lue comme une forme de mélancolie, par ces retours inexorables au réel.

Clarence Boulay